Dernier jour 9h16

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Associated Press, New-York, aujourd'hui, 09h16. Le représentant à l'ONU du gouvernement Japonais réitère sa plainte à l'encontre de l'ASI sur la composition de l'équipage de l'Exodus, sous la forme d'une demande express de séance extraordinaire.

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Ada s'annonça chez Lise à l'aide de son téléphone, car le portier électronique à la hauteur de la clôture était inerte, ce qui était devenu la règle depuis l'Annonce et les nuées d'hurluberlus et de hooligans qui s'étaient répandues dans les rues. Elle avait dû subir une fouille au corps très minutieuse juste au bout de la rue où une patrouille de casques bleus s'était installée. Elle leur jeta un regard nerveux. Ils avaient visiblement tiqué quand elle leur avait dit à qui elle venait rendre visite, et ils avaient conféré au téléphone avant de la laisser passer.

Lise la fit aussitôt entrer. Ada était trempée, la pluie s'était infiltrée littéralement jusqu'au fond de sa petite culotte et elle pataugeait dans ses baskets. Lise la fit vite déchausser et elle alla lui chercher une serviette éponge qu'Ada utilisa de ses cheveux jusqu'à ses pieds dont la peau était toute fripée. Tandis que Lise la regardait faire, Ada dit précipitamment :

— La police est venue chercher Michael. Il s'est enfui. Je ne sais pas où il est, mais il faut que je le retrouve, et si je le retrouve, il faut que nous partions le plus loin possible.

Lise hochait discrètement la tête, elle absorbait l'information.

— Le plus loin possible, répéta-t-elle.

— Je cherche du cash. J'ai demandé à ma mère et à quelques copines, mais personne n'en a beaucoup, évidemment. Alors j'ai pensé à vous, parce que Morgan a toujours payé Michael en cash.

Lise sourit. Elle sourit si largement et avec une allure de satisfaction si sincère qu'Ada en fut vivement surprise.

— Viens, fit-elle simplement à Ada. Elle la guida vers le bureau où elle ouvrit un tiroir dont elle sortit une enveloppe. Elle en vida le contenu qui tinta sur le bois de la table. Ada ouvrit de grands yeux. D'une main hésitante, elle prit quelques puces et en approcha son téléphone pour en connaitre la valeur. Elle dit avec stupeur :

— Il y a une véritable fortune sur cette table.

— C'est pour toi. Pour toi et pour Michael.

Ada la regardait avec une intensité où transparaissait la méfiance. De l'eau continuait à couler de ses vêtements sur le parquet.

« Il n'y a pas de piège, fit Lise en secouant la tête, elle souriait. Prends-le, insista-t-elle.

Ada commença à ramasser les puces, et comme elle les fourrait dans sa poche, Lise s'éclipsa pour aller lui chercher une autre serviette de bain. À son retour, elle trouva Ada qui considérait deux puces dans sa paume. Ses gestes devenus tremblants et maladroits, Ada dit très bas :

— Je sais que c'est terrible, de vous dire cela maintenant... Mais je viens de me rendre compte que cela ne suffira pas. J'étais tellement désespérée, je m'étais dit que si je trouvais de l'argent, je pourrais l'emmener loin, et on referait notre vie.

Lise la regarda intensément, bouleversée par l'émotion d'Ada, qui ajouta :

« La police recherche Michael activement. Ils ne lâcheront pas facilement prise. D'après sa mère, il est recherché pour des offenses très graves. On ne pourra pas sortir du secteur avec tous ces nouveaux points de contrôle à travers la ville. J'ai dû en passer quatre pour arriver ici, dont un au bout de votre rue.

Lise hocha la tête avec vigueur. Elle prit son téléphone.

— Morgan ?

— Oui, Lise ?

— Je suis avec une de nos jeunes amies communes, qui porte le nom d'un ancien langage informatique.

— Je vois. Que se passe-t-il ?

— Les forces du bien se sont retournées contre son compagnon.

Il y eut deux secondes de silence.

— Il est tombé ?

— Non, apparemment, il est toujours dans la nature.

Morgan répondit avec vigueur :

— Donne-lui l'argent dans le tiroir du bureau. Donne-lui tout.

— C'est fait.

Il y eut un long silence.

— Je te rappelle.

La ligne devint silencieuse. Lise dit :

— On attend.

— On attend quoi ?

— Morgan va trouver une solution.

Ada pencha la tête de côté, intriguée et inquiète. À cet instant, Esmeralda fit irruption dans la pièce de ce pas à la limite du trébuchement et pourtant tellement assuré qu'ont les petits enfants de son âge. Apercevant Lise, elle poussa un petit cri suraigu de joie :

— Lili !

Simultanément, elle éclata de rire et elle se précipita vers Lise, les bras ouverts. Lise l'attrapa et la serra contre elle en faisant un tour complet sur elle-même, puis elle s'assit dans le fauteuil en installant Esmeralda sur ses genoux.

— Dis bonjour à Ada.

— Bonjours Ada.

— Bonjours Esmeralda.

— Pourquoi tu pleures ? demanda Esmeralda.

— Ada pleure parce qu'elle est inquiète pour Michael, lui expliqua Lise.

— Il est resté dehors ? Il va être mouillé ? Il va attraper un rhume ?

— C'est un peu cela, oui... peut-être un peu plus grave d'un rhume.

— Une jambe cassée ?

— Peut-être plus grave encore.

— La tête cassée ?

— Oui, peut-être.

— Et pourquoi personne ne va le chercher ? Vous avez peur de vous mouiller ? Moi, je n'ai pas peur de me mouiller !

Il y eut un silence. Ada avait baissé les yeux, elle tremblait. La petite regarda alternativement Lise et Ada. Elle ajouta avec conviction :

« Il faut demander à Maman !

— C'est ce que j'ai fait, Esmeralda. Et avec Ada, on attend sa réponse.

— Je peux attendre avec vous ?

— Oui, bien entendu.

— Ça va durer longtemps ?

— Non. Peut-être un peu long pour toi, mais pas très long. Le temps de faire chauffer du lait.

— Et elle va venir chercher Michael et le sortir de la pluie ?

— Je ne sais pas.

Et comme Ada levait ses grands yeux verts assombris par la préoccupation, Lise ajouta :

« Mais je sais qu'elle aura une réponse.

— Je peux avoir du lait, s'il te plaît ?

— Oui, c'est une bonne idée ! Ada va venir avec nous, je suis certaine qu'elle voudra un lait chaud elle aussi.

Esmeralda sauta des genoux de Lise pour courir à la cuisine. Comme Lise se levait pour la suivre, Ada dit très bas en baissant ses yeux pleins de larmes :

— Je prendrais plutôt une bonne vodka bien tassée sur de la glace pilée.

Lise haussa les sourcils.

— Ce serait avec bon cœur, mais je n'en ai pas.

Puis, prise d'une inspiration soudaine, Lise s'arrêta et se retourna vers Ada qui écarquilla les yeux de surprise. Elle lui demanda :

« As-tu déjà goûté du Chassagne-Montrachet 2023 ?

— Non ?

— Ada, j'ai un principe dans la vie : je ne bois jamais d'alcool seule. J'ai donc besoin de ton accord avant d'ouvrir cette bouteille.

Ada sourit faiblement.

— Alors, allons-y.

— Tu ne le regretteras pas, ce vin est la quintessence de ce que l'homme a su faire sortir de la terre.

Comme Esmeralda était en train de siroter son lait et que Lise ouvrait la mystérieuse bouteille, Ada demanda prudemment :

— Qu'est-ce qui vous fait penser que Morgan va trouver une solution ?

Lise avait extrait le bouchon. Elle renifla le goulot et commença à servir délicatement le premier verre. Le vin avait la couleur de l'or et un coulant presque liquoreux extraordinaire. Elle répondit posément à Ada :

— C'est sa nature. Elle est venue au monde pour cela.

— Pour quoi exactement ?

Lise servit le deuxième verre et le tendit à Ada.

— Pour voler au secours des gens qui en ont besoin.

Lise leva son verre vers Ada et le ramena attentivement afin de le humer avant d'en prendre une gorgée.

« Hum, commenta-t-elle, un peu trop chaud, mais tout à fait sublime.

Ada mit son nez dans son verre et le retira aussitôt, surprise par la richesse du parfum, dont la complexité la laissa perplexe. Sous le regard amusé de Lise, elle y trempa ses lèvres et haussa les sourcils. Lise était certaine qu'Ada ne ferait pas la grimace : aucun être humain ne pouvait être insensible à ce vin, et, en ce dernier jour sur la Terre, il était venu à Lise l'idée qu'il aurait été criminellement indécent d'abandonner une bouteille de cette classe à la merci d'un pillard inculte.